Principes de Santé - Février 2014 - N°64 - 2014
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Il faut sortir la santé de l'emprise des lobbys
Nicole Delépine, Christine Saramito
Il faut sortir la santé de l'emprise des lobbys
Interview du Docteur Nicole Delépine par le magazine "Principes de Santé"
Le Dr Nicole Delépine fait partie des rares spécialistes qui osent dénoncer l‘establishment et les intérêts économiques des laboratoires. Controversée, elle poursuit sa vocation de pédiatre spécialisée en oncologie, et continue de prendre le risque de choquer ses confrères et d’interpeller les pouvoirs publics. Entretien avec un médecin choc qui se veut aussi citoyenne engagée.
Principes de Santé À l’heure où se prépare un nouveau « plan cancer » gouvernemental, qu’aimeriez-vous dire aux autorités et au public ?
Dr Nicole Delépine Ce que je répète depuis des années à partir notamment de mon expérience à Garches auprès des enfants cancéreux : arrêtons d’infantiliser les patients et de leur mentir ; revenons à la médecine d’Hippocrate ; ayons une politique véritablement humaine et personnalisée pour les malades. Surtout, cessons de soumettre la santé à l’emprise des gros laboratoires pharmaceutiques !
P. de S. À travers vos livres, vous dénoncez toujours une « médecine non humaine » ?
Dr N. D. En permanence. Les patients ne sont plus ni examinés ni interrogés. Seul compte le diagnostic histologique de la maladie (extension ou pas de ganglions ou de métastases), et, en fonction, c’est un ordinateur qui « sort » le meilleur essai dans lequel on va faire entrer le patient. Le médecin disparaît, c’est le robot qui dirige. Je passe par ailleurs sur la prise en compte de l’histoire de chacun, de son environnement, et du temps que les médecins peuvent avoir à consacrer à chacun.
P. de S. Sans rejeter la chimie classique, vous vous battez pour une autre approche du cancer, personnalisée, vous dites « individualisée»...
Dr N. D. La différence est importante car l’adjectif « personnalisé » est dévoyé ! On dit au public, qui n’est pas fou et aimerait entendre parler d’une prise en compte spécifique de son cas, qu’on lui offre des « protocoles personnalisés ».
Mais c’est de la manipulation sémantique. On ne s’occupe pas de la personne, mais des cellules qui ont muté en elle ! On contraint ensuite les patients d’accepter des molécules dites innovantes pour un traitement dit personnalisé, mais tout cela est scandaleux. Ces traitements sont proposés en essais précoces, avant l’autorisation de mise sur le marché. Cela va rapporter très gros aux laboratoires, mais coûter très cher à la société, via la Sécurité sociale qui paie sans discuter depuis 2003. Chaque cas doit être étudié selon l’ensemble de la personne. Il faut individualiser les dosages, les molécules, en fonction de ce qui marche déjà, associer une chimiothérapie de pointe à de la chirurgie conservatrice et/ou de la radiothérapie éventuelle, entourer le patient car nous avons une responsabilité énorme dans son moral et donc dans sa guérison. Pour ma part, les essais cliniques ne sont acceptables qu’en cas d’échec des traitements éprouvés.
P. de S. Sans aller jusqu’à préconiser des médecines alternatives, cela fait longtemps que vous vous opposez à la « pensée unique » anticancer.
Dr N. D. Dès 1982, mon mari (qui opère) et moi-même avons déploré les désastreux résultats des politiques préconisées, en particulier pour les cancers de l’os. En cherchant dans la littérature internationale, nous avons découvert les résultats de Gérald Rosen, un Américain, qui obtenait le double de réussite (plus de 80 %) chez ses malades souffrant d’ostéosarcome. De même pour le sarcome d’Ewing avec le schéma de Hayes. Nous avons fait le choix de suivre son approche et publié des résultats assez vite, tout en devenant la cible de critiques. Dès 1984, mon mari, qui cherchait déjà à privilégier la chirurgie conservatrice, s’est vu convoqué devant le conseil de l’Ordre pour n’avoir pas amputé une fillette de 4 ans et demi. L’affaire s’est soldée en non-lieu mais d’autres incidents d’intimidation ont suivi. L’enfant a conservé sa jambe. Nous, nos convictions.
P. de S. Que répondez-vous à ceux qui disent que, sans argent dans les caisses, il est bon que les labos soient là pour financer la recherche ?
Dr N. D. C’est de l’intox. La France reste très riche, du moins consacre t-elle beaucoup d’argent à son plan cancer : 1,9 milliard d‘euros sur le plan 2008-2013, rien que pour l’organisation et non pour les soins. Par ailleurs, le baratin sur le trou de la Sécu est juste rabâché pour vendre la santé aux assurances privées. Qu'est-ce qui coûte cher ? Les médicaments bien sûr (et surtout les psychotropes qui endorment - les consciences ?) mais à bien regarder, il faut évaluer le coût du dysfonctionnement général.
J’entends par là la bureaucratie, les agences sanitaires qui bloquent le système, les hôpitaux et leurs nombreuses échelles de directions qui paralysent les décisions, etc. En repensant cela, on pourrait arriver à plus de 15 milliards d’économie. Pour ce qui est du plan cancer, les drogues classiques ne coûteraient pas le dixième de ce que coûtent ces protocoles d’essais. Mais les lobbys sont puissants. Ce sont les mêmes qui agitent le chiffon rouge alors que – toutes les statistiques le prouvent – la mortalité liée au cancer a diminué sans cesse depuis trente ans. Pendant ce temps, médecins et chercheurs n’ont plus les moyens de travailler. Mon service à Garches, unique en son genre, est toujours menacé de fermeture.
P. de S. Que dire au public désorienté, notamment en cas de cancer?
Dr N. D. Dans le passé, j’aurais dit : « faites confiance à vos médecins ». Mais aujourd’hui eux-mêmes ne sont plus libres. Et ne parlons pas du scandale des formations post-universitaires données par des médecins qui ont des liens avec des labos. Ces collusions d’intérêts sont inadmissibles. C’est au public de devoir s’informer, plus et seul via internet, de ne pas attendre qu’il soit trop tard pour penser des alternatives. Récemment encore, j’ai vu des parents effondrés dont l’enfant partait en soins palliatifs : ils ont laissé faire des essais avec un prétendu protocole standard en cours, et se sont rendu compte qu’on aurait pu faire autrement. Il faut cesser de gober les fausses infos dont nous gavent les grands médias. Les pétitions et la démocratie directe doivent venir compléter le travail des parlementaires.
P. de S. Comment prévenir les risques de cancer ?
Dr N. D. En l’état de nos connaissances, il vaut mieux se dire qu’il y a un ensemble de facteurs qui permet à un cancer de se développer. Et que chacun est unique dans ses réactions, dans son « terrain ». Mais il me paraît évident qu’il faut surtout regarder du côté des problèmes d’environnement. Les sites des usines Kodak non protégés, les déchets de Saclay, la proximité des centrales, etc., il faudrait étudier cela en toute transparence, un mot inconnu en France. Il est clair que notre alimentation soumise aux pesticides et aux OGM fait peser sur nos têtes et surtout celles de nos enfants et petits-enfants de gros risques de cancers et d’autres maladies dégénératives. Manger vraiment bio me paraît évidemment souhaitable. On peut aussi se prémunir en arrêtant de consommer toutes sortes de médicaments. Qu’on donne pourtant en sachant qu’il y a des risques d’effets secondaires.
P. de S. Une vie saine suffirait-elle ?
Dr N. D. Les risques sont multifactoriels mais on les minimise en ayant une activité physique adaptée à son âge, en buvant une tisane pour dormir plutôt que de prendre des psychotropes, en se disant, qu’au pire, il vaudra mieux prendre un peu de chimie pendant quelque temps si l’on a un cancer plutôt que de se gaver de médicaments pour tout et rien. L’organisme humain est bien fait, normalement on n’a pas besoin de prendre des choses en plus. Médicaments autant que compléments, il ne faut pas consommer de façon anodine. In fine, je pense qu’arrêter d’être obsédé par sa santé est bon pour la santé.
P. de S. Face au cancer, que pensez-vous d’autres approches alternatives ?
Dr N. D. Je ne détiens ni la connaissance ni la vérité absolue. Je fais en fonction de mon parcours, des malades que j’ai croisées. Cela dit, j’étudie la médecine intégrative avec certains cliniciens spécialistes de MTC et aussi des homéopathes. Personnellement, je vois plus cela en thérapie de soutien et non comme un traitement curatif. Toutefois, certains cancers comme la prostate pourraient être sensibles aux produits Beljanski par exemple – François Mitterrand en aurait bénéficié. Et l’hyperthermie est un traitement local disponible en Allemagne et reconnu, même la Sécurité sociale française le rembourse. Reste qu’il est très difficile en France de connaître les alternatives qui pourraient fonctionner. Ce pays est plein de dogmes qui bloquent l’exploration d’autres voies.
P. de S. Vous êtes la fille d’un des fondateurs de la Sécurité sociale, votre père aurait-il compris votre combat ?
Dr N. D. Oui, car mon père était aussi un résistant, au sens historique du mot. Il ne prenait pas tout pour argent comptant, savait questionner le pouvoir, aimait le dialogue. Et puis, l’esprit de la sécurité sociale c’était protéger patients et médecins, et voilà qu’on transforme les médecins en kapos de l‘administration. On vire les réticents, on forme des jeunes qui n’ont plus de contact avec le public mais qui ont un petit pouvoir dans le système. La déontologie fout le camp avec le secret professionnel. Si j’étais plus jeune, je quitterais la France pour pouvoir continuer à respecter le serment d’Hippocrate.
Entretien réalisé par Christine Saramito
Nicole Delépine, passe son doctorat de médecine à Paris en 1973. Pédiatre, elle complète sa spécialisation en étudiant la cancérologie, Nicole Delépine a été nommée médecin des hôpitaux en 1980. Elle dirige l’unité de cancérologie pédiatrique de l’hôpital de Garches (AP-HP) créée en 2004. Membre de nombreuses sociétés savantes, elle organise depuis 1988 divers colloques sur le cancer, le médicament ou l’éthique médicale. Associant la chimiothérapie de pointe individualisée et la chirurgie conservatrice (mise au point et développée par son mari, Gérard Delépine, depuis les années 1980), elle se bat aussi pour l’humanisation et la démocratisation de l’hôpital. Elle est l’auteur de centaines d’articles spécialisés et de plusieurs ouvrages de vulgarisation.
En savoir plus :
Parmi les nombreux ouvrages publiés par le Dr Delépine, on peut citer :
« Neuf petits lits au fond du couloir », « Ma liberté de soigner », « La face cachée des médicaments », et, sorti en 2013, « Le cancer, un fléau qui rapporte ».
Tous édités chez Michalon.
Site internet : www.nicoledelepine.fr