Global Magazine - Pauline André Journaliste indépendante - 2013 | Publication sur le site du média :
Orage sur l’île des cancéreux
Pauline André
Orage sur l'île des cancéreux
Dirigé depuis 1998 par le docteur Nicole Delépine, le service d'oncologie pédiatrique de Garches est, par ses méthodes, unique en France et fait l'objet d'un intérêt médical international. Unique parce qu'imperméable à la pression des laboratoires pharmaceutiques et parce que résistant à la normalisation administrative qui submerge l'hôpital depuis vingt ans. Depuis juin, des soignants, des patients et leur famille dénoncent un plan de fermeture du service. Rumeur ou complot, nous sommes allé sur place enquêter.
«Pourquoi vouloir fermer ce service, le seul qui peut soigner nos enfants ? ». Sous les arcades imposantes de l'hôpital Raymond Poincaré à Garches, une réunion s'ouvre dans les hauteurs du bâtiment. Une dizaine de parents de jeunes cancéreux sont reçus par la direction de l'Assistance Publique des Hôpitaux de Paris. Dans la salle, la tension est palpable et un léger malaise se lit sur les visages des délégués du Directeur. Car, ce 12 juillet 2013, les parents et représentants d'associations espèrent enfin interpeller une direction qui « joue la diversion » depuis des mois.
« A quoi ça nous sert de monter ici toutes les semaines, on a besoin de réponses concrètes aujourd'hui : Pourquoi ne pas avoir renouvelé le contrat de Madame Dieuzaide qui avait ramené la sérénité dans le service ? Pourquoi nous avoir supprimé deux lits et déplacé l'atelier d'animation qui désormais se meurt ? Quid de l'injonction qui interdit subitement l'accueil des plus de dix-huit ans ? Que comptez vous faire pour pérenniser ce service ? Sachez que pour nous, c'est un petit coin de paradis en enfer ... » Ce que sont venus défendre aujourd'hui ces parents d'enfants hospitalisés dans l'unité dirigée par le docteur Nicole Delépine, c'est « un service unique ».
Un coin de ciel bleu
Le long des voûtes apaisantes de l'ancien cloître devenu hospice, cette unité semble avoir hérité de l'esprit d'hospitalité qu'incarnaient les premiers hôpitaux. Hospices ou hospes, qui signifie « hôte » en latin. Ici, depuis 2006, les jeunes cancéreux viennent de nombreux pays, envoyés par des médecins admiratifs de la qualité des soins dispensés. Pour certains patients et leurs parents, le service d'oncologie pédiatrique fait figure d'asile inespéré.
« Ici, l'humain est au centre de tout, on vit ensemble comme une famille ». Durant trois ans, Joëlle Maryniak y a accompagné son fils Jonathan, atteint d'une tumeur osseuse à vingt ans : « On m'a permis de vivre ici avec lui, alors qu'il était majeur. Parents, patients, médecins, soignants, on prenaient nos repas souvent ensemble, et on organisait des fêtes dans la cour pour les anniversaires, les noël... Ca n'arrive pas ailleurs, ici il n'y a pas de contraintes horaires pour les chimios, pas de décision médicale imposée sans discussion. On respecte la voix du malade et l'avis de la famille ».
Dans le bureau de Nicole Delépine, les parents se succèdent ce jour là. « Bonjour Nicole ! Je vous ai apporté une photo de Lenny ». La porte est souvent entrouverte et le téléphone portable du médecin prêt à répondre à ses patients qui ont tous son numéro personnel. « Vous en connaissez beaucoup des médecins qui vous donnent leur numéro de portable ? ». C'est au près d'un confrère espagnol, qu'Alexandre Garcin a obtenu sans effort le sésame qui lui a permit de sauver son fils Lenny, atteint d'un neuroblastome. « Je me souviens de notre premier contact. Je l'appelle, c'était un dimanche. Elle répond, très détendue, en train de faire la fête dans le service... Je lui explique la maladie de mon fils. Elle me dit : oui, c'est une saloperie. Je ne vous promet rien mais venez, on se débrouillera toujours pour vous trouver un lit. Je ne vous promet rien sauf une chose : vous n'êtes plus tout seul. »
Le père de Lenny a roulé toute la nuit, depuis les Landes vers la capitale. Avec, sur la banquette arrière, son fils de quatre ans, presque mourrant. A son arrivée, il vient trouver Nicole Delépine dans son bureau, croquant généreusement une orange au milieu d'un monticule de dossiers. « Une autre ambiance, rien à voir avec l'hôpital de Bordeaux. » Quelques mois plus tard, après deux cures d'Endoxan®, un médicament avéré depuis trente ans, Lenny revit. Envoyé en soins palliatifs à Bordeaux, transporté d'urgence vers Garches avec un « poumon blanc » (métastases au poumon, NDRL), un an plus tard, il n'y a plus de traces de métastases. « A Bordeaux, il n'a pas été suivit personnellement, on a appliqué des traitements standardisés alors que l'Endoxan® est un classique contre le neuroblastome ».
Un traitement individualisé et adapté à chacun ; sa morphologie, l'état de son cancer, sa réaction à la chimio... C'est cette prise en charge globale et presque « artisanale » que viennent chercher les malades dans ce service. Le seul en France, en cancérologie pédiatrique à pratiquer ce type de traitements. Parce que « l'humain n'est pas une probabilité et la médecine n'est pas statistique », précise le docteur Delépine. Mais depuis quelques mois, aux dire de nombreux de ses pratiquants, le service souffre d'asphyxie.
Avis d'asphyxie
C'est l'appel que Nicole Delépine a publié sur son site il y a quelques semaines. Car, au quotidien, il devient difficile d'assurer les soins dans de bonnes conditions. La nuit, il n'y a plus qu'un seul infirmier de garde contre trois auparavant. Ni internes, ni externes ; ce qui rend impossible la formation de jeunes médecins, la transmission du savoir acquis dans ce service. Depuis la fin du mois de juin 2013, l'équipe d'infirmier-ère(s) n'a plus de responsable : le contrat de la « cadre de soin » Chantale Dieuzaide, n'a pas été renouvelé. Ses compétences ont pourtant été saluées par tous, y compris la direction de l'hôpital. Le service attend une nouvelle cadre à la rentrée mais en attendant, c'est la « cadre de pôle » qui prend le relais. Le cadre de soin dépendant du cadre de pôle dans la hiérarchie administrative instaurée à l'hôpital avec la loi Evin de 1991, renforcée par la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires, en 2009, c'est donc l'administratif qui commande le médical.
Asphyxie en personnel et manque d'espace. Alors que depuis 2006, le service disposait de treize lits, il ne fonctionne plus qu'avec onze malgré une constante demande d'admission de malades. Comment un médecin ayant prêté le serment d'Hippocrate peut-il refuser de soigner s'interroge le docteur Delépine ? Asphyxie par manque de chirurgiens acceptant d'opérer les malades du service. Nicole Delépine peine à trouver des chirurgiens en France, alors, à plusieurs reprises, ces derniers mois, le service est contraint d'envoyer ses malades se faire opérer en Allemagne, en Italie ou au Canada, avant de les rapatrier dans l'unité pour poursuivre les soins individualisés.
Refuser d'accueillir des patients. C'est la dernière injonction en date de l'Agence Régionale de Santé qui a demandé à Nicole Delépine de ne plus prendre en charge les malades de plus de 18 ans à compter du 1er juillet 2013. Une décision qui inquiète les familles de patients majeurs et, au-delà, qui laisse perplexe sur la versatilité des diktats administratifs. En effet, si l'on remonte un peu en arrière, avant d'être à Garches, le service était à l'hôpital Avicenne : là, la direction avait demandé au médecin de ne pas prendre les moins de 15 ans et 3 mois. Plus en amont encore, quand Nicole Delépine était à l'hôpital Robert Debré, l'injonction directoriale concernait au contraire les plus de 15 ans et 3 mois (l'âge officiel de la pédiatrie va de 0 à 15 ans et 3 mois).
Asphyxie morale aussi. Depuis quelques mois, le personnel est sous pression. Des pressions qui, aux dires des parents et de certains membres de l'équipe médicale de Garches, émanent de responsables administratifs. En témoigne les faits qui se sont déroulés dans la nuit du 4 au 5 mars dernier. Cette nuit là, un infirmier s'oppose à la prescription du médecin de garde et décide d'en référer à l'administrateur de garde, puis à la cadre paramédicale de pôle. Celle-ci remet alors en cause les compétences des médecins du service. À Garches, l'administration hospitalière se mêlerait donc de décision médicale ?
Autant d'évènements poussent les parents et patients à croire à une tentative d'asphyxie volontaire. Pour Nicole Delépine et son équipe historique, ce n'est qu'une nouvelle preuve de « l'asphyxie organisée » contre laquelle elle se bat depuis 30 ans. « Ca fait 30 ans qu'on existe, 30 ans qu'on doit fermer demain... », précise-t-elle en souriant. Mais pourquoi vouloir fermer un service qui soigne si bien depuis 30 ans ? Parce que cette unité d'oncologie pédiatrique, transférée d'hôpital en hôpital depuis des années, dérange. Elle est un grain de sable dans le monde de la cancérologie infantile en France.
Une île de résistance
Ce qui vaut à l'équipe de Nicole Delépine à la fois griefs et respect, c'est sa position inébranlable sur le traitement des cancers de l'enfant. Depuis 30 ans, elle résiste à la systématisation des essais thérapeutiques sur ses patients. Ce qu'elle dénonce ce n'est pas la recherche scientifique, dont la médecine a nécessairement besoin, mais la tendance à la standardisation des traitements.
« Ce qui est inacceptable, c'est que cette systématisation des essais est inscrite dans la loi HPST depuis 2009. C'est devenu obligatoire. En tant que médecin, on perd notre liberté de choix thérapeutique. Une liberté pourtant inscrite dans le Code de santé publique et le serment d'Hippocrate. » Une liberté de laquelle dépend aussi celle des malades de pouvoir choisir leur médecin et leur traitement, selon la loi du 4 mars 2002 : « Le droit du malade au libre choix de son praticien et de son établissement de santé est un principe fondamental de la législation sanitaire. »
Au nom de quoi cette liberté est-elle sacrifiée ? La réponse n'a rien d'original, depuis plusieurs années déjà, certains dénoncent les conflits d'intérêts entre l'industrie pharmaceutique et la systématisation d'essais thérapeutiques « payés par la Sécurité Sociale ». Des liens que dénonçait déjà Claire Brisset, la Défenseure des enfants en 2001 à la suite de quoi, le ministère de l'emploi et de la solidarité demanda l'ouverture d'une enquête de l'Inspection Générale des Affaires Sociales dans une lettre adressée à Marie-Caroline Bonnet-Glazy, chef de mission à l'IGAS : « Des dysfonctionnements graves ont été signalé [...] Les pratiques de l'Institut Gustave Roussy, en particulier, les liens existant entre certaines équipes de chercheurs et l'industrie phamaceutique sont mise en cause ». Par là-même, Nicole Delépine s'élève contre le monopole des traitement exercé en cancérologie en France et qui s'appuie, selon elle, sur la bureaucratisation galopante de l'hôpital public depuis la loi Evin jusqu'à la loi HPST en 2009.
Sa pratique indépendante portée par son service depuis 30 ans, est confortée par l'afflux de malades désemparés. Certains ont porté plainte suite à l'échec ou aux conséquences d'essais thérapeutiques qui ont mal tourné. Le scénario est souvent le même, explique-t-elle : « Découverte du cancer, inclusion dans un essai en cours, explication des médecins sur le "protocole" de traitement proposé et présenté comme la seule possibilité sans jamais évoquer les autres schémas ayant fait leur preuve. Le rouleau compresseur de la pensée unique, qui passe en médecine par le mythe des essais thérapeutiques et des traitements uniformisés, est en marche ».
Au vu de ses résultats, le service d'oncologie pédiatrique de Garches - qui se permet de soigner avec des « vieux » médicaments, qui ne livre pas ses patients aux expériences avec de nouvelles molécules lucratives - est un obstacle au développement de l'industrie pharmaceutique. Pire, il révèle la perversité du système hospitalier aujourd'hui otage des profits des laboratoires privés.
Ce service est une brèche dans la muraille hospitalière qui révèle les dérives éthiques de notre système de santé. Au nom de la qualité des soins donnés aux patients, de la compétence de l'équipe médicale et de valeurs humanistes partagées, des parents, patients, médecins, responsables politiques se mobilisent pour défendre le service de Nicole Delépine. Une nouvelle fois. Une mobilisation portée par l'association Ametist qui défend l'unité d'oncologie pédiatrique depuis 23 ans.
Une lutte vitale
« Madame la ministre, pour que nos enfants puissent continuer à être suivis par cette Unité qui n'existe nulle part ailleurs nous vous interpellons une nouvelle fois. [...] Nous avons le droit de profiter des progrès de la médecine de ces trente dernières années et pas seulement d'être les cobayes pour les prochaines décennies. » Le 27 juin 2013, forte de nombreux soutiens français et internationaux, Ametist publie une pétition à l'attention de la ministre des Affaire Sociales et de la Santé, Marisol Touraine. L'appel, relayé sur Internet compte aujourd'hui plus de 7 000 signatures. Deux mois plus tôt, c'est le docteur Delépine, qui interpellait le ministère pour pointer la « soviétisation destructrice » de l'hôpital public. « Madame la ministre, en quarante ans l'hôpital fut détruit ! Que s'est–il passé ? »
Face aux nombreux courriers restés lettres mortes, les défenseurs du service multiplient les alertes, les demandes de rendez-vous, les courriers recommandés. Officiellement, dans les rares réponses reçues, la direction assure n'avoir « pas de volonté de fermer l'unité ». Seulement des « contraintes et restrictions budgétaires qui ne sont pas propre à ce service mais à tout l'hôpital public ». Par contre, dans leurs lettres de soutien, certains parents ou patients soulignent le poids de la bureaucratie dans l'hôpital. On peut y ajouter le coût que l'on aimerait mettre en regard du manque de lits et d'emplois. Nul besoin d'un diplôme de l'Ecole nationale d'administration pour s'apercevoir que tant de frontières administratives érigées entre malade, infirmier et médecin annihilent les liens vitaux de confiance réciproque indispensables au diagnostic et aux soins. Soignée par deux fois par le docteur Delépine, le 27 juin 2013, Virginie Heurtin écrit : « Ce médecin SOIGNE ! [...] Nous avons autre chose à faire que de nous battre contre l'administration médicale pour faire valoir nos droits ! [...] Nous avons besoin de nos médecins de l'unité d'oncologie de Garches, entièrement dévoués à leurs patients ! ».
Plus récemment, c'est Valérie Gentil, mère de Colin, qui adresse trois courriers en recommandé dans les hautes instances de l'AP-HP. « En tant qu MERE, FEMME, et CITOYENNE, je trouve ignoble et inhumain, que mon fils, et tous les autres enfants de l'unité, soient soumis à une double peine. Si Colin, actuellement en rémission, était mis à la porte de cette unité, j'ai l'intention ferme de faire livrer le cercueil de mon fils en présence de journalistes dans votre bureau ou celui de Mr Cazejust ».
A étudier le dossier, la mobilisation pour le maintien du service d'oncologie pédiatrique ne réclame rien d'autre à la direction de l'hôpital que le respect d'un accord, signé en 2004, par le ministre de la Santé de l'époque, Philippe Doust-Blazy. qui scelle l'installation définitive du service à l'hôpital de Garches. Sollicitée par un courrier daté du 1er mai 2013, la ministre de la Santé renvoie Nicole Delépine vers l'Agence Régionale de Santé d'Ile-de-France. ARS qui semble ignorer l'engagement politique de 2004. A moins que, confirmant les craintes des personnels soignants et des patients recueillies dans cette enquête, la pérennité du service soit remise en cause par la politique de santé de la ministre en place, Marisol Touraine. Cette dernière se trouverait alors en flagrant délit de contradiction avec son discours du 28 mai 2013 où elle s'engageait à « tenir la belle promesse républicaine de l'égalité devant la santé ». Promesse qui par définition républicaine passe autant par la liberté. Liberté des patients de choisir leur médecin. Liberté des médecins de choisir les traitements. Liberté bafouée par le non-respect d'un accord. Liberté asphyxiée par une politique administrative plus inspirée par les ratios économiques que par les résultats sanitaires et les bénéfices humains.
Voir le protocole d'accord du 19 octobre 2004 signé entre le Ministre de la santé de l'époque Philippe Douste-Blazy, Nicole Delépine et la direction de l'AP-HP.
Article de Pauline André
Photos de Michel Monteaux