Publication La provence - 2013
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Entretien avec Nicole Delépine : Les laboratoires font de l'argent avec le cancer
Nicole Delépine, Patrice Maggio
Entretien avec Nicole Delépine : "Les laboratoires font de l'argent avec le cancer"
Cette maladie tue 150 000 personnes chaque année en France et en fait vivre bien davantage. Un scandale que dénonce la professeure
"Le coût annuel du cancer est de 14 milliards pour 350 000 nouveaux patients et plus d'un million de malades, soit 8 % des dépenses de santé pour 1 à 2 % des patients" : vous aussi, vous avez une approche comptable de la médecine ?
Nicole Delépine : Effectivement, on nous a transformés en comptables à l'hôpital. Nous passons beaucoup de temps à coter les séjours des patients pour qu'ils rapportent le plus possible à l'établissement, ce qui est en contradiction avec les objectifs de la Sécurité sociale. Plus vous cotez haut, plus la Sécu paie. Jusqu'aux années 1995, il est vrai que l'on ne parlait pas souvent d'argent en cancérologie. Aujourd'hui, on est traité dans certaines réunions comme des pensionnaires de lycée par le directeur parce que l'on a dépassé le quota de transfusions. C'est devenu invraisemblable : le médecin n'est plus rien dans un hôpital. Ce sont les gestionnaires qui nous dirigent.
En France, on a souvent recours aux anticancéreux les plus récents. C'est le signe d'une médecine de pointe...
Nicole Delépine : Le coût de ces molécules dites "en sus" approchait les 1,5 milliard d'euros pour l'année 2011. Cela ne me gênerait pas si ce que l'on proposait aux patients était le meilleur pour eux. Ce qui me choque, c'est qu'elles n'ont pas encore l'autorisation de mise sur le marché. Il s'agit de traitements très prometteurs, selon les laboratoires. Pour aller plus vite, on ne les impacte pas sur le budget des hôpitaux mais on les place sur une liste à part.
L'aberrant, ce n'est pas de nous donner la possibilité de les utiliser mais que les prix soient au maximum de ce que le système d'assurance est capable de donner, non négociés et remboursés à 100 % par la Sécurité sociale. Or, ces drogues apportent pour la majorité d'entre elles des améliorations tout à fait mineures pour la survie du patient, de l'ordre de quelques semaines ou quelques mois. 2 mois et demi de plus, si c'est un proche, vous trouverez que c'est un progrès.
Sauf que si l'on avait donné des molécules classiques à ce patient en s'occupant de lui d'un peu plus près, on aurait sans doute gagné ces semaines de survie supplémentaires, à coût financier moindre et avec un meilleur confort. Si l'on donne un milliard et demi pour cela, on ne le donnera pas pour autre chose. S'ajoute un effet pervers : on annonce au patient qu'il reçoit un traitement innovant.
Le médecin et le patient sont contents. En prime, l'hôpital ne paie pas la molécule (la Sécu, on l'oublie !). Du coup, on ne fait plus appel aux traitements éprouvés qui guérissaient 52 % des patients chez l'adulte et 75 % chez l'enfant. Une fois toutes les nouveautés essayées, on explique que "ce qui est le mieux n'a pas marché et qu'en conséquence, il n'y a plus rien à faire". Direction : soins palliatifs voire euthanasie passive ou active. C'est le parcours du combattant actuel du cancéreux.
"En finir avec le culte de l'innovation thérapeutique", OK. Mais comment faire progresser la recherche sans ces nouvelles molécules ?
Nicole Delépine : Soyons clairs ! Je ne suis pas contre les molécules innovantes. Je refuse qu'on les présente aux patients comme des traitements qui ont fini d'être testés et il faut que les labos paient les essais thérapeutiques. Ils en ont les moyens.
Or, une fois qu'un médicament est sur la liste en sus, il met du temps à en sortir, même s'il a reçu entre-temps l'autorisation de mise sur le marché. Il continue ainsi d'être vendu plus cher par le labo et c'est gratuit pour l'hôpital... Prenons pour exemple l'Avastin : six milliards de chiffre d'affaires au niveau mondial. Dans les années 2005, c'était le médicament miracle qu'il fallait absolument prescrire.
Il a finalement été démontré qu'il n'apportait pas de bénéfice dans le traitement du cancer du sein métastatique. Et il donne des effets secondaires non négligeables. Aux USA, l'agrément a été retiré. En France, il reste remboursé, rubis sur ongle. Pour autant, nous n'avons pas jeté l'Avastin au panier. Il m'arrive de le prescrire. En cancérologie, les drogues produisent 10 à 30 % de taux de réponse, dans les effets thérapeutiques. C'est pour cela que l'on fait des associations, dans l'espoir de guérir les cancers.
On guérit aujourd'hui 52 % des malades contre 20 % il y a un siècle. Restent 48 % des malades pour qui tout ne va pas si bien.
Nicole Delépine : Je ne dis pas que tout va bien mais tout ne va pas si mal qu'on veut bien le dire. Depuis 10 ans que la liste en sus existe, nous n'avons pas la preuve d'un début d'augmentation de la durée de survie des patients grâce à ces médicaments.
C'était pourtant l'objectif du premier plan cancer lancé en 2003...
Nicole Delépine : C'est ce qu'avait déclaré Jacques Chirac et qu'on oublie généralement de rappeler. Mi-février, l'Institut national du cancer (Inca) a toutefois annoncé que l'on avait augmenté la guérison des cancers du sein et de la prostate. Tant mieux, si ça va dans le bon sens, mais il n'y a pas pour autant de preuve objective de l'efficacité des plans cancer qui se sont succédé.
Pour vous, les plans cancers sont donc inutiles ?
Nicole Delépine : Oui. C'est une usine à gaz qui distribue de l'argent à tout le monde pour faire des réunions, alors que nous avons déjà dans nos hôpitaux des amphis, des locaux, des secrétaires. A-t-on besoin de cette bureaucratie autoritaire ? Non ! Et maintenant, j'entends parler de la possibilité d'un plan cerveau... Toutes ces agences prennent des sous et bloquent le système. Elles imposent une façon de faire et les autres n'ont pas le droit de faire autrement. La norme est transformée en loi.
Autre idée que vous prenez à contre-pied : excepté celui du cancer du col de l'utérus, les dépistages précoces ne sont pas un progrès. Vous écrivez : "Évidence et bon sens ne font pas toujours bon ménage en médecine".
Nicole Delépine : C'est un avis largement partagé et depuis longtemps. Le cancer du sein a-t-il augmenté ? Non. On a augmenté le nombre de gens diagnostiqués pour un cancer du sein parmi lesquels il y a tous les petits nodules qui n'auraient jamais fait parler d'eux, toutes les petites anomalies que l'on biopsie et qui génèrent d'autres examens, souvent traumatisants. Certaines cellules tumorales ne développeront pas de cancer si on n'y touche pas.
Comment remplacer le dépistage ?
Nicole Delépine : On surveille les patients quand on les voit. Dans les années 80, on a multiplié les dépistages et on a supprimé les gynécologues qui examinaient correctement les seins de leur patiente. Il ne faut pas que les gens soient obsédés par la maladie.
Pour vous, le dépistage est un gisement d'économies ?
Nicole Delépine : Le dépistage du cancer du sein, c'est un milliard d'euros. 200 millions pour le cancer de la prostate : les opérations ne sont pas toujours justifiées. On rend ces gens souvent impuissants, au risque de les casser sur le plan psychologique. Le principe du dépistage a été lancé dans les années 1930, par les associations : je n'y suis pas opposée par principe. Oui, il faut traiter les malades tôt, sur la base de signes cliniques, sur le conseil de son médecin traitant, mais finissons-en avec le dépistage systématique avec résultats envoyés par la poste.
À combien se montent les économies que l'on pourrait réaliser, sur la santé en France?
Nicole Delépine : À de nombreux milliards, probablement autour de dix. Sans être une économiste, on peut sûrement récupérer 800 millions sur les statines, un milliard sur les antidépresseurs, un milliard et demi pour les thérapeutiques innovantes.
Le dépistage : un milliard. On peut rajouter 1,9 milliard d'euros pour le plan cancer sur 5 ans. Moi qui croyais qu'avec cet argent, on traitait les malades, je me suis aperçue qu'on soignait la bureaucratie qui va soigner le cancer. Tout n'est pas à mettre à la trappe mais au moins la moitié doit être économisée, en réduisant le nombre d'agences sanitaires multiples et variées qui constituent des doublons, des gisements de personnels soignants et administratifs qui pourraient rejoindre les hôpitaux à salaires normaux. Les médecins détachés dans ces agences seraient réintégrés dans les hôpitaux, au salaire normal de fonctionnaire dans le secteur hospitalier...
Avec l'argent économisé, on réhumanise les hôpitaux ?
Nicole Delépine : Oui, mais cela ne passe pas que par l'argent, ou plutôt la question est : l'argent est-il bien utilisé ? Que cherche-t-on dans les hôpitaux : à soigner les malades ou à faire du bénéfice ? Si les fonds supplémentaires servent à payer des directeurs en plus, je dis : ça suffit !
Propos recueillis par Patrice Maggio